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Retour au bercail.

En 2006, j’ai bouclé la boucle pour regagner Los Angeles. J’avais passé vingt-cinq ans dans diverses villes du Nord et de l’Est, et péniblement franchi les étapes qui allaient me ramener là-bas. Parmi lesdites étapes, deux divorces et une dépression. Mon instinct de survie est intervenu. La vraie Joan m’a largué à San Francisco. Une femme mariée que j’avais rencontrée pendant deux secondes vivait à L.A.

Joan et moi avions désiré avoir une fille. La femme mariée avait deux filles. Ce hasard ténu m’a fait franchir le dernier tronçon du voyage de retour.

L’adaptation à l’écran du Dahlia noir était sortie. Éreinté par la critique, échec commercial, le film n’a pas fait carrière, mais la réédition du livre en collection de poche est un énorme succès. Mon éditeur organise une lecture publique à la librairie Skylight Books d’East Hollywood.

Je me sens en pleine forme, cela se voit, et ma renaissance s’accompagne de cette excitation qui signifie : Je suis de retour ! Les esprits me poussent du coude. Deux femmes me manquent : Joan et ma seconde ex-épouse, Helen. La veille au soir, j’ai vu la femme mariée pour la deuxième fois. Notre affinité réciproque s’est confirmée. Nous avons discuté du plaisir pour des parents d’avoir des filles – une réalité pour elle, un souhait non réalisé pour moi. J’ai recours au stratagème : Et si nous déjeunions ensemble ? Je doute fort qu’elle me rappelle. Je pense sans cesse à Marcia Sidwell. Trois brefs dialogues trente ans plus tôt. Une partie de moi-même, séparée du reste mais d’une grande importance, lui appartient.

J’ai fait plusieurs tentatives pour la retrouver. Elles ont toujours échoué. J’ai payé des détectives privés. J’ai mis à contribution mes copains flics. J’ai envie de la revoir et de lui dire merci. J’ai envie de faire pour elle quelque chose de grand et de coûteux. Peut-être a-t-elle un enfant malade à qui je pourrais donner un de mes reins. Deux secondes avec ces yeux d’un bleu éclatant me réduiraient le cœur en cendres.

La librairie Skylight est bondée. Je compte deux cents personnes, dont un bon tiers de femmes. L’un des libraires me présente. Mes fans délirent. Je remarque une rousse lumineuse d’une cinquantaine d’années. Le type assis près d’elle a l’air de tenir le rôle du petit copain pour la circonstance.

Je m’approche du pupitre. Je me dis : Et merde, qu’est-ce que je risque ?

Je commence : Faites quelque chose pour moi. Ça me monte à la tête. J’ai besoin d’une femme énergique qui saura me dompter grâce à son amour et me piétiner en bottes de cuir noir à talons hauts.

Mes fans adorent. Quelques femmes sifflent. Je lis des passages du livre, réponds à des questions, et je répète quatre fois mon accroche. Vous avez saisi ? J’ai besoin d’affection.

Le succès est phénoménal, par rapport à mes propres critères qui placent la barre très haut. Après la lecture, je signe des livres pour les clients de la librairie. La rousse écarte son petit copain et me montre ses bottes. Je gémis et m’accroche au pupitre. Sept femmes me glissent leur numéro de téléphone.

J’en appelle trois. Je dîne avec chacune d’elles les soirs suivants. Je leur explique que je suis entre deux obsessions et que j’ai besoin d’une amie intime. Me trouvez-vous trop abrupt ou bien choquant de quelque manière que ce soit ?

Toutes les trois me répondent Non et se disent ravies. Une intimité instantanée se concrétise. L’attente et l’espoir étaient plus doux et plus importants que les actes.

Je donne une autre lecture la semaine suivante. Je suis sur les rotules mais je fais un triomphe malgré tout. La femme mariée ne m’a pas appelé. Je pense à elle sans cesse. Je m’étends sur mon lit et je lui parle. Nous discutons du fait d’avoir des filles. Au-dessus de nous, Beethoven fronce les sourcils.

La foule qui vient d’assister à ma lecture se disperse. Je regagne ma voiture, épuisé. Je remarque une femme à la terrasse d’un café.

Son âge correspond. Elle a la même couleur de cheveux et la même allure.

Je croise son regard et lui dis : Marcia ?

Elle cligne des yeux et répond : Non.

La femme mariée m’appelle le lendemain.